‘Je te l’ai bien dit, j’ai pas de sœur.’ Les effets de l’écriture autobiographique sur la relation d’enquête, Kampala, Ouganda

‘I Told You, I Don't Have a Sister.’ The Effects of Autobiographical Writing on the Research Relationship, Kampala, Uganda

‘Eu disse-te claramente, não tenho irmã.’ Os efeitos da escrita autobiográfica na relação de inquérito, Kampala, Uganda

Aude Franklin

p. 69-98

Citer cet article

Franklin, Aude. 2021. « ‘Je te l’ai bien dit, j’ai pas de sœur.’ Les effets de l’écriture autobiographique sur la relation d’enquête, Kampala, Ouganda ». Sources. Materials & Fieldwork in African Studies n° 3 : 69-98. https://www.sources-journal.org/568

Cet article vise à décrire les perturbations que l’anthropologue produit dans le quotidien de ses interlocuteur.rices et les réponses que ces dernier.ères mobilisent pour répondre à ces perturbations. Lors d’une enquête de terrain à Kampala, Monica, réfugiée de République Démocratique du Congo, me demande par téléphone de venir chez elle. Elle m’y explique que Esther, qui a revendiqué un lien de parenté entre elles quelques jours plus tôt, n’est pas sœur (« je te l’ai bien dit, j’ai pas de sœur »). À partir de cette situation ethnographique et de trois récits migratoires écrits par Monica et ses fils, je propose de réfléchir sur les enjeux de cohérence et de maintien du récit de la migration pour ce qu’ils instaurent, dans le vif de la relation ethnographique. Plus généralement, il s’agit d’interroger les méthodes de l’enquête et les matériaux issus de ces méthodes depuis les moments de leur production (les relations intersubjectives entre enquêtés et enquêtrice) et de questionner leurs effets sur l’enquête. Dans le cas présent, l’écriture à l’identique des récits de Monica et ses deux fils met en évidence la construction d’une expérience fixe et commune de la migration. Parce que je suis automatiquement affiliée aux structures de l’asile, le dispositif ethnographique génère des enjeux de validation, d’adhésion et de justification de l’expérience migratoire, surdéterminés par les régimes de l’asile. En prenant en compte les cadres structurels et contextuels de ma recherche, mais aussi la place qui m’est accordée au sein des structures de l’asile, je questionnerai l’usage de l’écriture autobiographique (et plus généralement des méthodes d’enquête) comme des modalités de contrôle des perturbations générées par ma présence.

This article aims to describe the disturbances that the anthropologist causes in the daily life of his/her interlocutors and how they respond to these disturbances. During a fieldwork investigation in Kampala, Monica, a refugee from the Democratic Republic of Congo, phones me and asks me to come to her home. She explains to me that Esther, who claimed there was a family relationship between them a few days earlier, is not her sister (“I told you, I don’t have a sister”). Based on this ethnographic situation and on three migration stories written by Monica and her sons, I propose to reflect on the issues of coherence and maintenance of the migration story for what they reveal, in the thick of the ethnographic relationship. More generally, it is about examining the research methods and the materials resulting from these methods from the time of their production (the subjective interrelationships between the interlocutors and the researcher) and questioning their effects on the research. In the present case, the stories of Monica and her two sons were written identically, revealing the construction of a fixed, common experience of migration. Because I am inevitably associated with asylum structures, the ethnographic setting triggers issues of validation, acceptance, and justification of the migratory experience, forced by the asylum regimes. Considering the structural and contextual frameworks of my research, but also the place that I am given within the asylum structures, I will question the use of autobiographical writing (and more generally of the research methods) as a way of minimising the disturbances introduced by my presence.

Este artigo visa descrever as perturbações introduzidas pelo/a antropólogo/a no quotidiano dos seus interlocutores/as e as respostas que estes/as últimos/as mobilizam para responder a essas perturbações. Durante uma pesquisa no terreno em Kampala Mónica, refugiada da República Democrática do Congo, pede-me por telefone, que vá a sua casa. Explica-me que Ester que reivindicara um laço de parentesco entre ambas uns dias antes, não é sua irmã («eu disse-te claramente não tenho irmã»). A partir desta situação etnográfica e de três narrativas de migração escritas por Mónica e pelos seus filhos, proponho-me reflectir sobre os desafios de coerência e de manutenção da narrativa de migração e sobre os seus efeitos no decorrer da relação etnográfica. De forma mais geral trata-se de interrogar os métodos de pesquisa e os materiais oriundos destes métodos desde o momento da sua produção (as relações inter-subjectivas entre inquiridos e inquiridora) e de questionar os seus efeitos sobre a investigação. No caso presente a escrita convergente das narrativas de Mónica e de seus dois filhos põe em evidência a construção de uma experiência fixa e comum da migração. Pelo facto de eu estar automaticamente ligada às estruturas do asilo, o dispositivo etnográfico gera problemas de validação, de adesão e de justificação da experiência migratória, sobredeterminados pelos regimes de asilo. Tendo em conta os quadros estruturais e contextuais da minha pesquisa, mas também o lugar que me é concedido no seio das estruturas de asilo, questionarei o uso da escrita autobiográfica (e na generalidade os métodos de pesquisa) como modalidades de controlo das perturbações provocadas pela minha presença.

Je remercie vivement Marie-Aude Fouéré et Michel Naepels pour leurs commentaires stimulants, ainsi que Archibald Bozon, Jean Chomette, Clothilde Desjeunes, Charlie Duperron, Léopoldine Manac’h et Martin Ruelle pour leurs relectures. Un grand merci également à Élisabeth Claverie et Claire Médard pour leurs retours, ainsi qu’aux évaluateur·rice·s anonymes de la revue.

Données liées à cet article : « Parcours migratoires de deux frères, Caleb et Blaise. Kampala, Ouganda ». https://doi.org/10.34847/nkl.8eadb8g3.
Le jeu de données comprend les fac-similés des récits des deux frères, Caleb (17 ans) et Blaise (15 ans), écrits en 2018, et leurs retranscriptions. Il comprend également la transcription du texte de leur mère, Monica, demandeuse d’asile en Ouganda, écrit en 2017, et alors commandé par son avocat de l’Interaid, alors partenaire officiel du UNHCR. Le document original en a été perdu.

Introduction

Comment l’enquête produit-elle des moments de trouble et d’inquiétude chez nos interlocuteur·rice·s ? Comment restituer ces moments de trouble, et que disent-ils de la relation d’enquête, de l’expérience qu’en ont les enquêté·e·s ? Je tâcherai d’y répondre à partir d’une situation ethnographique issue de mes terrains de master. La veille de mon départ pour la France, à la fin de ma première phase d’enquête, Monica1, 38 ans, réfugiée de République démocratique du Congo (RDC), me demande par téléphone de venir la voir. Une fois chez elle, elle m’y explique qu’Esther n’est pas sa sœur : « Je te l’ai bien dit, j’ai pas de sœur. » Quelques jours plus tôt, en l’absence de Monica, Esther avait en effet revendiqué ce lien de parenté. À partir de cette situation ethnographique singulière, dont j’expliquerai les enjeux, cet article interroge les effets de ma présence dans le quotidien de Monica et de deux de ses fils, et les réponses apportées par la famille pour maîtriser ces effets au cœur même de nos interactions.

En 2018, mes recherches portaient sur l’impact des violences armées et ordinaires sur les familles de demandeur·se·s d’asile congolais·e·s résidant à Kampala, issues des régions de l’est de la RDC. Depuis plus de vingt-cinq ans, ces régions, notamment les provinces du Sud-Kivu, du Nord-Kivu et de l’Ituri, sont le siège de conflits armés conséquents. Deux guerres successives, en 1996 et en 1998, ont été des catalyseurs de ces conflits (Autesserre 2010 ; Banégas et Jewsiewicki 2001 ; Braeckman 1999). Les années de guerre ont instauré un climat d’impunité et renforcé la banalisation de la violence. Les populations congolaises sont les premières victimes des exactions armées, aussi bien celles du gouvernement que celles des groupes rebelles et des milices (Verweijen 2019 ; Claverie 2015 ; Reyntjens 2009). Individus et familles fuient vers les pays frontaliers, dont l’Ouganda. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) compte près de 1,3 million de réfugié·e·s dans ce pays (UNHCR 2020), dont le tiers serait congolais. Si la grande majorité des réfugié·e·s vit dans les camps qui leur sont dédiés, certain·e·s choisissent ou sont forcé·e·s de s’installer en dehors des camps, d’autant plus que, depuis les années 2000, ceux-ci arrivent à saturation (Cambrézy 2001 ; Dolan 2017) : près de 5 % des réfugié·e·s vivraient ainsi dans les zones urbaines, dont Kampala (UNHCR 2020).

Alors que ma recherche doctorale poursuit des questionnements sur les liens familiaux en situation de mobilité(s) et d’exil à Kampala, le travail qui suit se fonde uniquement sur des réflexions et des matériaux coproduits pendant mon master. Ces matériaux sont des extraits d’entretiens, des descriptions, des discussions informelles, et trois récits migratoires, écrits par Monica et ses fils, Caleb et Blaise. Le dernier fils de Monica, Christian, a été tenu à distance de l’enquête par sa mère et ses aînés. Ils ont estimé que le garçon de 13 ans était trop jeune et pas assez bon en français, ce qu’ils expliquaient par sa déscolarisation précoce au Congo. Quant au père, Moïse, je ne l’ai vu qu’une seule fois lors de ma rencontre avec la famille. Son absence peut s’expliquer par deux facteurs. Le premier, sa recherche active de travail qui le poussait hors des murs de la maison de 6 heures à 22 heures. Le second, sa honte, un aspect que Monica m’avait rapidement évoqué : « Il ne veut pas que tu le voies comme ça, comme un réfugié2. »

Le récit de Monica a été commandé par son avocat de l’Interaid3, fin juillet 2017, tandis que les textes de Caleb et Blaise ont été écrits au cours de l’enquête, à l’issue de mes interactions avec les jeunes hommes. Le document original du texte de Monica a été perdu, mais je l’avais photographié puis enregistré sur mon téléphone. Le texte de Blaise est en partie altéré, peu lisible : le temps défait le projet de fixation de l’écriture autobiographique. Seul le texte de Caleb est intact. Les trois textes, retranscrits fidèlement, seront au centre de ma réflexion : c’est à partir de leur lecture détaillée que j’ai pu non seulement lever le voile sur une situation chargée de trouble et d’angoisse pour Monica, liée à l’affirmation d’Esther de leur lien de sororité, en les replaçant dans leurs contextes, mais qu’il m’a aussi été possible de mesurer les effets de ma présence dans le quotidien de la famille, eu égard aux places que cette dernière m’a accordée au sein du système de l’asile.

Cet article veut exposer des questionnements qui ont émergé dans des situations d’« inquiétude ethnographique »4 spécifiques, interconnectées. En retraçant, étape par étape, la démarche que j’ai menée du terrain à l’écriture, puis de l’écriture au terrain, je cherche à comprendre ce qui s’est joué au cœur de l’une des situations ethnographiques les plus intenses de mon terrain. Mes intentions ne sont donc pas ici de décrire les conditions de vie des réfugié·e·s à Kampala. D’abord, il s’agit de réfléchir sur les méthodes de l’enquête et les matériaux issus de ces méthodes, depuis les moments de leur production (à savoir, les relations intersubjectives entre enquêté·e·s et enquêtrice), mais surtout d’interroger ces matériaux pour ce qu’ils instaurent, une fois produits, dans le vif de la relation ethnographique. Ensuite, il s’agit de proposer une analyse réflexive de ma première enquête de terrain. En prenant pour point de départ de cette analyse une situation ethnographique où les « empêtrements en situation » (Bensa 2015, 27) semblaient s’accumuler de manière si déraisonnable que j’ai pensé mon enquête « fichue », je souhaite évoquer les difficultés et les incertitudes du premier terrain. Si ce dernier est valorisé par le monde académique en tant que « rite de passage » (Caratini 2012, 44), peu nombreux sont les chercheu·r·se·s qui s’aventurent dans une réflexion aboutie de cette initiation, aussi bien sur le plan réflexif que pratique. Pourtant, la présence de l’ethnographe génère des perturbations dans le quotidien des interlocuteur·rice·s (Devereux 1967), des perturbations indispensables à saisir pour atteindre une meilleure compréhension de leur expérience. Ces perturbations sont d’autant plus fortes quand les enquêté·e·s font l’expérience des empêtrements (le doute, la crainte, l’empressement) de l’apprentie-anthropologue : mes « faux-pas » réguliers ont pu générer de la menace et de l’insécurité, dont les effets s’observent au cœur même de la situation ethnographique. En exposant les conditions structurelles, conjoncturelles et contextuelles de l’enquête, mais aussi les dispositions psychiques dans lesquelles je me trouvais lors de cette enquête, j’entends comprendre ce qui s’est joué pour Monica, la veille de mon départ, lorsqu’elle a tenu à me dire qu’Esther n’était pas sa sœur.

Une famille à Katwe (Kampala)

Je rencontre Monica, Moïse et leurs trois fils, Caleb, 17 ans, Blaise, 15 ans et Christian, 13 ans, au milieu de mon enquête. Ils habitent une kibanja5 dans le bidonville de Katwe (Makyndie, Kampala). Katwe est l’une des zones d’installation privilégiée des populations congolaises en provenance des Kivu et de l’Ituri. Cette occupation urbaine ne relève pas d’une organisation nationale ou ethnique en quartiers : les populations étrangères se mêlent aux populations ougandaises et partagent bien souvent des cours similaires. Elle procède plutôt des réseaux de parenté ou d’interconnaissances déjà implantés dans ces espaces, et de la présence des structures d’encadrement (Jesuit Refugee Service, Églises pentecôtistes ou catholiques, écoles congolaises) qui s’y trouvent ou les jouxtent.

Monica, Moïse et leurs fils occupent alors leur maison depuis plus d’un an. Ils sont dans l’attente d’un statut de réfugié·e. Un dossier de demande a été déposé, commun à toute la famille6 – une pratique qui facilite l’accès au statut mais qui peut générer, comme nous le verrons, un contrôle et une surveillance stricte des actions et des propos des membres de la famille, les uns envers les autres. Les parents placent tous leurs espoirs dans leur réinstallation dans un pays tiers, hors du continent, bien qu’en réalité seule une infime partie des réfugié·e·s puisse y prétendre, encore moins l’obtenir7.

À l’inverse, le retour au Congo est inenvisageable : « Même si tu me dis que le Congo devient un paradis, jamais [je n’y retournerai] ! », m’avait dit Monica, alors que je l’interrogeais sur un éventuel retour au « pays ». Il est même impossible car, dans la fuite, le titre de propriété de la parcelle familiale a été égaré. Et une installation définitive à Kampala est redoutée, en raison de l’expérience quotidienne d’une différenciation forte, qui astreint la famille à des conditions de vie précaires et anéantit toute perspective d’avenir sur le sol ougandais. Monica veut « en finir avec l’Afrique » : selon elle, la famille est victime d’une situation de blocage qui ne peut être brisée que par la promesse d’un départ en Occident.

« Je te l’ai bien dit, j’ai pas de sœur »

Un vendredi, 14 heures, veille de mon départ : je suis chez Emmane, l’un des principaux interlocuteurs de mon enquête. Dans le salon du muzigo qu’il loue avec une autre famille, nous sommes en train de discuter des pratiques de corruption de la police à Goma. Je reçois alors un appel téléphonique de Monica. Je suis très surprise car il n’est pas dans ses habitudes de m’appeler et le portable de la famille dispose rarement de crédit téléphonique. D’une voix qui me semble pressante, Monica me demande de venir chez elle : « Caleb a écrit le texte, viens le prendre », me dit-elle, faisant ici référence au récit de vie que j’ai demandé à Caleb de rédiger quelques jours plus tôt. Un peu agacée – j’étais en pleine discussion et comptais récupérer le récit de Caleb à mon retour à Kampala le mois suivant –, j’ai néanmoins le sentiment que le texte du fils est un prétexte pour me faire venir et qu’il se joue « quelque chose » (Baciocchi, Cottereau et Hille 2018). Je quitte donc Nsambya et me dirige vers Katwe. Monica m’accueille, bras ouverts – seconde source d’étonnement –, et me fait entrer dans sa maison. Je m’assois sur une chaise. Elle s’absente quelques minutes, puis revient avec Caleb. Le jeune homme me salue, me remet son récit rédigé sur deux feuilles volantes. Je lui demande s’il l’a écrit seul. Le jeune homme jette un bref coup d’œil à sa mère et me répond que oui. Il part, me laissant seule avec Monica. Toutes les deux, nous discutons de mon départ, puis de mon retour dans un mois : « Apporte-moi un petit quelque chose de France », dit-elle. J’acquiesce. Un ange passe. Puis, Monica se racle la gorge, et me dit : « Caleb m’a dit qu’une certaine femme… t’avait dit que c’était ma sœur, ou je sais trop quoi. » Quelques jours plus tôt, j’étais passée chez Monica. À mon arrivée, je n’avais trouvé que Caleb et une femme, qui m’était jusqu’ici inconnue, en train de converser dans le salon. Lorsqu’elle s’était présentée sous le prénom d’Esther, la femme avait effectivement signalé qu’elle était la sœur de son hôte. Je réponds qu’il n’y a pas de problème, que ce n’est pas bien grave. Monica insiste : « Je te l’ai bien dit, j’ai pas de sœur, j’ai pas de famille à Kampala [en dehors du mari et des fils]… Je n’ai personne ici, ce n’est même pas ma cousine. » Dans nos conversations précédentes, Monica avait en effet toujours souligné l’isolement dans lequel elle, son mari et ses fils se trouvaient, coupés de leurs liens familiaux et amicaux d’antan. Elle ajoute qu’elle connaît Esther par les cercles de l’ACTV8, seulement depuis son arrivée à Kampala donc. Incrédule, déçue de la simplicité de ses propos – Monica m’a-t-elle vraiment fait venir pour « ça » ? –, j’essaie néanmoins de la rassurer : oui, elle m’a bien dit qu’elle n’avait personne et oui, Esther n’est pas sa sœur. Mon hôtesse semble soulagée. Elle sourit et ajoute : « Cette femme [Esther] n’a aucune discrétion » En quittant la maison, je m’interroge : pourquoi Monica a-t-elle eu besoin d’insister sur l’absence de tout lien de parenté entre elle et Esther, voire de tout contact entre elles avant Kampala ?

Les angoisses de l’apprentie-ethnographe

Pour comprendre l’intensité de cette situation ethnographique (le trouble de Monica, le mien), il faut la resituer dans la démarche d’enquête qui était la mienne au début de ce terrain. La première phase de l’enquête avait été une période d’errance au cours de laquelle j’avais dû repenser mes problématiques, les camps de réfugié·e·s que je visais comme espace de recherche m’étant restés fermés. Seule à mon arrivée à Kampala, sans accès aux camps, j’avais finalement rencontré Emmane, réfugié congolais, au hasard de mes déplacements dans la ville. Après deux semaines de visites quotidiennes, il avait commencé à m’introduire auprès de son réseau d’interconnaissances, dont Monica faisait partie. Mon angoisse face aux revirements de l’enquête, mes difficultés à m’adapter à un nouveau sujet, mon incapacité à accéder aux camps – que j’interprétais comme une incompétence due à ma jeunesse – s’étaient irrémédiablement répercutées sur ma manière d’enquêter. J’avais alors vu dans l’application assidue des méthodes enseignées dans mes cours d’anthropologie sociale (entretiens, récits de vie, description, observation participante) une manière de conjurer l’errance et d’assurer technicité et sérieux à un début d’enquête que j’estimais piteux.

Très vite, je m’étais heurtée à deux difficultés. D’abord, en entretien, les interlocuteur·rice·s me racontaient des récits de vie factuels, mécaniques, laissant peu de place à des écarts anecdotiques. Pour tout·e chercheur·se confronté·e à la question migratoire dans ses recherches, la dimension mécanique du récit de vie n’a rien d’étonnant : je n’ai rendu visite à Monica qu’une dizaine de fois, une fréquence largement insuffisante pour dépasser la dimension normative du récit. La deuxième difficulté provenait de ma quête d’une « naturalité ethnographique »9 que je posais comme clé de compréhension absolue de l’expérience des enquêté·e·s. J’activais de facto les dynamiques de soupçon et de fraude qui pèsent sur les demandeur·se·s d’asile. Frustrée de voir les interlocuteur·rice·s en constante « représentation » (Goffman 1956) en ma présence, je souhaitais gratter le vernis de la mise en scène pour accéder au « vrai » de leur expérience. C’était ignorer que cette démarche de recherche de naturalité, si elle est vaine – toute vérité collectée est produite par l’ethnographie (Clifford 1983 ; Bazin 1996 ; Devereux 1967) – risquait surtout d’être interprétée par les enquêté·e s comme une tentative d’identifier leurs fraudes au système de l’asile.

Mes méthodes d’enquête – la pratique de l’entretien10, l’épiement des allers et venues de Monica et de sa famille, les questions sur d’éventuelles contradictions entre le déroulement de leur quotidien en discours et en pratique – étaient lues par eux comme eux comme les signes de ma suspicion à l’égard des motifs réels de leur présence sur le territoire ougandais. Ils invitaient Monica à se méfier et à s’adapter à mes demandes.

Délier les langues : l’écriture autobiographique

Après quelques semaines d’enquête, j’avais pris des dispositions méthodologiques pour tenter de dépasser la mécanique des récits. L’écriture biographique m’était apparue comme une méthode particulièrement heuristique – bien qu’il s’agisse là aussi d’une réactivation des procédés de sélection de l’asile –, convaincue qu’elle délierait les langues. J’attendais de ces récits une mise en branle de l’intime, une mobilisation conséquente des affects et des émotions des auteur·e·s.

Le lundi 6 août 2018, je suis chez Monica. Pour notre première entrevue en tête-à-tête, elle me raconte sa trajectoire de migration. Au cours de la conversation, elle se lève et se dirige vers le côté droit de la pièce, le coin le plus obscur de la maison. Elle soulève le rideau qui cache le lit conjugal et un amoncellement de sacs plastique noirs, qui contiennent des vêtements et des ustensiles de cuisine. De l’amas désordonné, Monica tire un sac à main. Elle l’ouvre, se saisit des quelques feuillets qu’il contient. Parmi des ordonnances médicales, elle sort une feuille plus imposante que les autres. Elle me la tend : « J’écrivais mon histoire pour ne pas oublier », me donne-t-elle pour explication. Intriguée, je demande si je peux prendre une photographie du papier. Elle acquiesce. Je l’interroge sur le contexte de rédaction de l’histoire. « L’avocat de l’InterAid me l’a demandée, pour pas que j’oublie… quand j’ai raconté mon histoire, après mon arrivée », me répond-elle. Plus tard dans la discussion, je formule le souhait de m’entretenir avec son fils aîné, Caleb. « Pas de problème, tu viens, tu le vois ici ! », me dit Monica. Le dos penché sur la table, elle met de l’ordre dans ses papiers. Puis, elle appelle Caleb, qui entre instantanément dans la maison. J’échange quelques politesses avec le jeune homme et nous planifions un entretien le lundi suivant. Ayant prévu de passer la semaine dans une autre famille congolaise à Makyndie, je m’excuse de mon départ précipité et les quitte pour me rendre chez mes hôtes hebdomadaires.

Le lundi 13 août 2018, à 15 heures, je retourne chez Monica pour m’entretenir avec Caleb. Je le trouve dans la maison, seul, en train de jouer à une console de jeux vidéo achetée par son père « pour tuer le temps ». Il met le jeu en pause et nous échangeons des politesses. Je lui propose de nous rendre dans un café, vers Nsambya. Nous partons en boda-boda11. Arrivés dans le café, nous prenons place à une table, située à l’abri des regards et des oreilles indiscrètes. Je demande à Caleb si je peux enregistrer notre entrevue. Il accepte. Son regard est rivé sur la table, les mains serrées entre les jambes, le dos légèrement voûté. Je déduis qu’il est anxieux. Puis Caleb me déclare qu’il ne parlera pas tout seul, qu’il faut que je lui pose des questions : il n’a encore jamais raconté son « histoire »12. Je le questionne sur sa vie au Congo. Il parle, s’arrête quand vient la narration de l’agression des groupes armés mayi-mayi Nyatura13, à B*. Il pose son index et son pouce sur les yeux. Il pleure. Je pleure aussi. Je m’excuse et lui dis que c’est certainement mieux d’écourter l’entretien. « Je veux toujours parler », rétorque-t-il. Je lui demande s’il voudrait écrire. Il acquiesce. J’ouvre mon sac et déchire deux feuilles de mon carnet. Je lui tends le tout. Nous discutons de son quotidien à Kampala, pendant encore une vingtaine de minutes environ puis repartons, toujours en boda-boda, vers Katwe.

Le 17 octobre 2018, dans l’après-midi, je suis assise devant la maison de Monica, dans la cour partagée. C’est un moment de basse intensité de la vie familiale et j’en profite pour croquer au crayon la maison familiale. Les habitants, curieux, m’observent depuis leur porte. Mal à l’aise – après tout, ce n’est peut-être pas convenable d’être assise les fesses par terre à même le sol –, ma gêne retombe quand Blaise revient de la cuisine de sa mère14 et s’approche, tout sourire. Je suis enthousiaste car, pour la première fois, je peux parler seule au jeune homme, en tête-à-tête. Il me complimente et me demande pourquoi je dessine. Je lui réponds que ça me plaît. « Je veux faire quelque chose, mais je ne sais pas quoi », balbutie-t-il. Tout de suite, je comprends cette phrase comme un désir profond de me raconter son histoire, mais sans disposer des moyens langagiers pour me la narrer. L’ayant remercié, je lui rétorque que, préférant ne pas mener d’entretien avec lui – j’ai toujours en tête l’expérience douloureuse de l’entretien pour Caleb, de deux ans son aîné –, il peut dessiner ou écrire. Lui aussi rejette la perspective de l’entretien (« avec mon français, arf… »). Mais il admet ne pas être convaincu par le dessin : « C’est pour les enfants », rit-il. Il m’annonce vouloir écrire, mais précise que ça risque de prendre du temps. Je lui réponds qu’il n’y a pas de problème. Je fouille dans mon sac, y déniche un stylo et déchire deux pages de mon carnet de terrain. Je lui donne le tout.

Les récits de Monica, Caleb et Blaise

De retour en France, en relisant les textes produits par Monica, Caleb et Blaise, je m’aperçois qu’ils sont factuels, presque identiques. Déçue, en proie au doute sur leur intérêt, je m’interroge sur la place que je dois leur accorder dans l’écriture de mon mémoire. En réalité, la question n’est pas tant « quelle place accorder à ces données » que « comment les faire parler pour comprendre ce qu’elles disent », dans leur contexte de production : qu’est-ce que ces sources permettent ? Qu’est-ce que ces sources empêchent ?

Retranscription des trois récits écrits15

Texte 1 : Monicaa

Historique de ma vie
Avant de fuir le pays, j’habitais à Goma avec ma famille. J’ai quitté mon pays (le Congo) et je suis entrée en Uganda le ▇▇▇▇▇, passant par la frontière de BUNAGANA. Je suis une mushi de tribu, de la foi protestante, née en 1978 et mariée à Monsieur ▇▇▇▇▇ MOÏSE et mère des enfants suivants ; et mon mari. 1. ▇▇▇▇▇ Moïse : mari 1969 2. ▇▇▇▇▇ : fils 2001 3 ▇▇▇▇▇ fils 2003 4. ▇▇▇▇▇ fils 2006. J’ai dû fuir le pays à cause d’une persistante insécurité accompagnée de violences, ici nous sommes à ▇▇▇▇▇ UVIRA/SUD-KIVU. À partir du moi de janvier 2016, une rébellion des troupes armées appelées Mayi-mayi Yakutumba s’était déclenchée dans le territoire d’Uvira, venant du territoire voisin de Fizi/SudKivu. Ici, les rebelles ont causé beaucoup d’insécurités et violences contre les populations après avoir occupé presque toutes les avenues du milieu (MULONGWE dans UVIRA/Sud-Kivu). Les rebelles voulaient recevoir des soutiens auprès de la population locale auprès d’eux, en terme de nourriture, financiers, d’enrôler par force les jeunes dans leurs troupes armées pour combattre contre l’armée républicaine, du gouvernement. Il y avait tant d’attaques persistantes et fréquentes pour les rebelles Mayi-mayi, attaques qui ont causé beaucoup de morts de peuples innocents, toutes les deux parties adverses étaient responsables de ces meurtres. En mars 2017, les rebelles ont attaqué notre village et celui-ci est tombé sous leur contrôle. Les rebelles ont kidnappé mes deux frères qui jusque maintenant sont portés disparus. Les soldats du gouvernement sont venus attaquer à leur tour notre village à la poursuite et à la recherche des rebelles. J’étais sexuellement violée et victime de violences sexuelles par les militaires du gouvernement et victime de sérieux coups de fouets et tortures, me demandant de montrer mes grand frères là où ils sont car ils se plaignaient que avoir reçu des informations que mes frères s’étaient alliés volontairement aux rebelles et que c’était mes gr frères qui conduisaient les rebelles dans les attaques (confrontements). A cause de cette mauvaise information, moi et tous les membres de ma famille étions sérieusement persécutés par les militaires du gouvernement, accusés avoir supportés les rebelles ; alors que c’est faut ! Ces militaires du gouvernement ont volontairement tué mon père dans la maison et ont arrêté un autre de mes frères. C’est ainsi que j’étais entièrement étouffée de peur de perdre aussi la vie, j’ai fui dans la province du Nord-Kivu ensemble avec mon mari et mes enfants. Nous nous sommes accommodés chez ma grand-mère à ▇▇▇▇▇ en le même moi de mars.
Le 08/ avril 2017, une rebellion dénommée NYATURA se déclenchant contre l’armée du gouvernement, ils attaquent violemment la population dans leurs domiciles en s’appropriant par force des nourriture de l’argent et forcer aussi la jeunesse de se recruter dans leur troupe armée pour les renforcer et les supporter, voyant ces risques de perte de vie humaine, mon mari a fui avec les enfants. Voulant les suivre à Goma, en cours de chemin car j’étais à pieds, je me suis croisée avec ces mêmes rebelles, ils m’ont arrêtée et violée à tour de rôle. Après deux (2) mois de victime de violence sexuelle, physique, moral, psychologique... Un bon jour j’ai évadé et suis parti rencontrer mon mari et les enfants à Goma. Arrivant à goma, je ne suis pas restée longtemps là-b car les gens étaient en train d’être tué nuit et jour par des hommes non autrement identifiés et toute la ville était dans l’insécurité car ces mêmes rebelles avaient déjà infiltré tous les coins de la ville. Ma vie était vraiment dans la souffrance et n’importe quand, et menacée car à n’importe quand j’allais perdre la vie où mes enfants tués. Alors j’ai décidé d’entreprendre une fuite vers l’Uganda le ▇▇▇▇▇ 2017 en passant par la fraude à la frontière de BUNAGANA.

a. Bien qu’il s’agisse d’un texte commandé par son avocat de l’Interaid, Monica m’a autorisée l’usage de cette source pour le présent texte.
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Texte 2 : Caleb

(24/08) Histoirique de ma vie
Avant de fuir le pays, j’habitais à ▇▇▇▇▇ avec ma famille. Jsuis l’aîné d’une Famille des trois enfants. Jsuis entré En ouganda le ▇▇▇▇▇ 2017. Je suis un mushi de tribut, de la fois protestante. Né ▇▇▇▇▇. À partir du mois de janvier 2016, une Rebelions de troupes Armés Appelés “Mayi-mayi Yakutumba” est entré dans le territoire d’Uvira, venant du territoire voisin de Fizi/Sud-Kivu. A Fizi, les Rebelles ont tout sacager, tout détruit, il y avait l’insécurité et violence. Après avoir occupe presque toutes les avenues du milieu d’Uvira. Les rebelles voulaient recevoir des soutiens auprès de la population locale, en termes de nourriture, financière et enrôler par force les jeunes dans leurs troupes armées pour combattre contre l’Armée Républicaine. En mars 2017, les rebelles ont attaquer notre village et celui-ci est tombé sous leur contrôle. Les rebelles ont kidnappé mes deu(x) oncle Qui qui jusque maintenant sont porté disparus. Les soldats du gouvernement sont venus attaquer à leur tour à la poursuite et recherche de rebelles. J’étai victime de sérieux coups de fouet et torture moi et ma familles. Le rebelle nous demandant de leur montré mes deux oncle, là où ils sont, ils se plaignaient avoir reçu des informations que mes oncle s’étaient alliés volontairement aux rebelles. Or c’était une fausse information. Tout ma famille A cause de cette mauvaise informations, toute ma famille nous étions persécutés par les milli militaires du gouvernement jusqu’à ce que mon grand-père perda la vie. Après que mon grand-père meurt le militaire on capturé mon troisième oncle. C’est par suite que vous avons fuit pour aler à Goma chez mon arrière-grand-mère à ▇▇▇▇▇ en ce même mois de mars. Après un mois une rebellion dénomée NYATURA se déclencher contre l’armée du gouvernement; ils attaquent violemment la population dans leurs domiciles et forcent aussi les jeunes de se recruter dans leurs de se recruter et forcent aussi les jeunes troupes armé. C’est pendant on m’avait arrêté mais j’avais prie la fuite pendant la nuit. En retournant près de la famille mon père décida qu’on puisse fuire moi et mes frères. Voulant nous suivre à Goma ma mère a était arrêté en cours de route par des rebelle et elle a était victime de viole, après 2 mois elle nous rejoind à Goma. Arrivant à Goma nous nous sommes pas reste longtemps làbà car les gens étaient en train d’être tué nuit et jours par des hommes non autrement identique et tout la ville était dans l’insécurité car les rebelles avaient déjà infiltré tous les coins de la ville. A cause de cette soufrance et insécurité, ainsi que de poursuite. Moi et ma famille nous sommes entré en Ouganda en passant par la Frontière de Bunaguna.
CALEB - ▇▇▇▇▇.

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Texte de Caleb

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Texte 3: Blaise

BLAISE ▇▇▇▇▇ FILS DE ▇▇▇▇▇ ET DE ▇▇▇▇▇ MONICA NEE A GOMA, LE ▇▇▇▇▇
HISTOIRE
Avant de fuire mon pays le Congo, j’habitais à goma avec ma famille. J’ai quitté mon pays le Congo et je suis entré en Ouganda le ▇▇▇▇▇ 2017 passant par la frontière de BUNAGANA. Je suis un mushi de tribu, de la foi protestante. Je suis né dans une famille de trois garçons où je suis le 2em de la famille. J’ai du fuir mon pays à cause d’une persistante insécurité accompagnée de tuerie, violence etc. ICI nous sommes à ▇▇▇▇▇, UVIRA/SUD-KIVU. À partir du mois de janvier 2016, une rebellion de troupe armée appelés Mayi-mayi Yakutumba, s’était déclenché dans le territoire d’Uvira, venant du Fizi/Sud-Kivu. Les rebelles avaient occupé presque tous les quartiers du milieu ▇▇▇▇▇, ils voulaient recevoir des soutiens auprès de la population locale comme finance, nourriture et enrôler par force les jeunes dans leurs troupes armés pour combattre contre l’armée du gouvernement. En mars 2017 les rebelles ont attaqué notre village et celui-ci est tombé sous leur contrôle, ils ont kidnapper mes deux oncles maternel qui jusqu’ici sont portés disparus. Le soldat du gouvernement sont venus attaque à leur tour notre village à la poursuite de rebelles. Ma mère était victime de viole par le soldat du gouvernement et torture. Il voulait savoir là où étaient mes oncles car ils ont reçu des information que mes oncles s’étaient alliés avec des rebelles et c’étaient eux qui conduisaient les rebelles dans ces confrontements. A cause de cette mauvaise information, nous tous à la famille étions sérieusement persécutés par le soldat du gouvernement, accusés avoir supporté les rebelles, ces soldats du gouvernement ont mon grand-père dans la maison c’était la nuit et ils ont arrêté encore l’un de mes oncles.
Après l’enterrement de grand-père, on a eu la décision de fuire a Nord-Kivu précisément à ▇▇▇▇▇ dans le territoire de Rutshuru là où était la grand-mère de ma mère [au mois de mars] arrivé le ▇▇▇▇▇ 2017 il a eu la rebellion des Mayi-mayi NYATURA contre l’armée du gouvernement. Les deux mouvements responsables de tuerie, viole et torture et demande l’argent, la nourriture et forcer la jeunesse de se recriter dans leur troupe armée pour les renforcer. C’est là où on a dû fuir à Goma pour chercher à entrer en Ouganda. Après deux mois en attendait maman puisqu’elle était reste à ▇▇▇▇▇ quand on s’est rencontrés avec maman, après on a traverser la frontière de Bunagana le ▇▇▇▇▇ 2017. Même à GOMA il y avait toujours les insécurité chaque jour.

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Texte de Blaise

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Le récit de Monica (texte 1) combine la description distanciée d’un contexte d’insécurité physique et les conséquences physiques, psychologiques et affectives de la matérialisation graduelle de la violence armée dans son quotidien. Il mêle le « je » au « nous » dans un dialogue entre expérience individuelle et expérience collective de la violence. Ce dialogue oscille entre deux répertoires, l’un affectif et moral – « ma vie était dans la souffrance car à n’importe quel moment j’allais perdre la vie ou mes enfants tués » –, l’autre physique – « moi et tous les membres de ma famille étions sérieusement persécutés par les militaires du gouvernement ». En revanche, les récits de Caleb (texte 2) et de Blaise (texte 3) occultent les souffrances personnelles : l’expérience individuelle de la violence et du déplacement est minorée au profit d’un récit familial et factuel, objectivant. Caleb place son expérience personnelle dans le cadre collectif de la famille, le « je » s’attache en permanence à un « nous ». Pris dans la narration du déroulement des faits et des réactions de la famille à ces faits, Blaise efface le « je » de son récit. Les affects et les émotions sont ainsi relayés au profit d’une description des actions collectives de la famille, devenue groupe face aux menaces qui lui font face : les violences s’expriment avec uniformité au sein de la famille, les choix opérés relèvent d’une décision collective et la fuite s’effectue ensemble – « on a dû fuir à Goma pour chercher à entrer en Ouganda ». La famille est ici présentée comme une unité d’action collective : ses membres sont ciblés de manière homogène par les soldats du gouvernement et les décisions, prises en groupe. Ensemble, les trois récits divulguent une même trame narrative. La ressemblance des trois textes est frappante – une présentation de soi similaire en en-tête de chaque récit et des phrases écrites, presque à l’identique, du récit de la migration.

Je comprends alors que les écrits autobiographiques que j’avais sollicités, loin d’occasionner un récit à chaque fois singulier de la migration qui donnerait accès à la perspective unique de celui ou celle qui l’a vécue, retranscrivent un récit familial unifié et partagé.

Parcours bureaucratiques des trois récits

À leur arrivée à Kampala, comme pour la plupart des réfugiés en provenance des Kivu, Monica et sa famille ont d’abord séjourné dans l’Église de l’Assemblée des Saints. C’est très certainement au sein de cette Église, à Goma puis à Kampala, que la famille s’est confrontée aux régimes discursifs de l’asile : les Églises pentecôtistes, par la mise en lien des nouveaux arrivants et des anciens, constituent des lieux de circulation et d’apprentissage des types de savoir à maîtriser face à la bureaucratie. Au cours de son séjour dans l’Église, la famille s’est rendue au Bureau des Réfugiés, dans le quartier d’Old Kampala. C’est là que, pour la première fois, Monica et Moïse se sont raconté·e·s. À l’issue de l’entretien, la famille a obtenu une carte de demande d’asile individuelle, puis s’est rendue à l’Office of Prime Minister (OPM) pour obtenir une attestation temporaire de demande d’asile, à renouveler tous les trois mois. Une à deux semaines plus tard, sans leurs trois fils, Monica et Moïse sont retourné·e·s au Bureau des Réfugiés pour un entretien visant à la détermination du statut de réfugié·e : une seconde fois, ils ont relaté leur histoire de vie. Depuis, leur dossier de demande « en groupe » car familiale, sommeille dans les locaux du Comité d’Admission des Réfugiés, en charge de son traitement. Depuis, Monica est en attente de leur carte d’identité de réfugié·e et de l’attestation familiale qui marqueront l’obtention du statut.

L’attente d’un statut de réfugiée place Monica dans une position précaire, incertaine. Pour elle, l’Ouganda n’est qu’un lieu transitoire, habité momentanément pour bénéficier d’un programme de réinstallation en Europe, au Canada ou en Australie. En tant que demandeuse d’asile, Monica fait face à un climat de suspicion de fraude généralisée, dont les effets l’obligent à épouser les régimes discursifs de l’asile (Beneduce 2015 ; 2018 ; Halluin 2004 ; Kobelinsky 2012 ; Sweeney 2009). Sous peine d’être prise pour une menteuse et d’être disqualifiée du processus d’asile, elle doit apporter la preuve des persécutions subies16 (Agier et Madeira 2017 ; Laacher 2018 ; Akoka 2020), une injonction qui, me dira-t-elle plus tard, a été énoncée en amorce de ses deux entretiens au Bureau. Comme pour les entretiens de demande d’asile en Occident, il existe en Ouganda des pratiques de traque à la fraude, visant à vérifier que les demandeur·se·s d’asile sont « transparent·e·s » sur les motifs de leur départ : une attention toute particulière est portée à la vérification des évènements à l’origine du départ (bien souvent, date et lieu d’une attaque armée), aux contradictions entre différentes personnes qui demanderaient l’asile « en groupe » et aux dissonances éventuelles entre les entretiens successifs, dans le temps, afin de s’assurer que les versions n’ont pas changé (Vermylen 2016). Cette méfiance institutionnelle pèse sur le quotidien de Monica et l’oblige à une vigilance extrême, à l’égard des voisins qu’elle considère comme de potentielles menaces à l’obtention de son statut : « Il faut savoir être discret, se taire », m’avait-elle dit, avant d’ajouter que « les Congolais parlent trop, ils déforment trop [les propos]17 ». Mais la méfiance s’étend plus largement à l’égard de toute personne pouvant jouer de près ou de loin un rôle dans la validation de ce statut, à l’instar des agent·e·s des bureaux. Peu parler de soi constitue donc une règle, pour ne pas laisser de mauvaises informations circuler. Se raconter n’est possible que dans le cadre formel de l’entretien, structuré par les régimes de vérité de l’asile qui imposent d’élaborer un récit cohérent, « vrai », agencé sous le prisme de la persécution et sans variations possibles, pour écarter tout soupçon de fraude.

Les cadres discursifs de l’asile s’observent au cœur des textes de Monica, Caleb et Blaise. Les textes s’équilibrent entre des invariants communs à tout récit migratoire standard. Ils sont structurés par un « avant » et un « après » l’évènement à l’origine de l’exil, l’irruption soudaine de la violence armée ou ciblée dans le quotidien, des faits datés avec précision, des mots-clés, comme « insécurité » et « persécution », et une énumération des pertes familiales. Ils mobilisent des variants pour tout ce qui touche aux atteintes personnelles, aux choix opérés, aux émotions et aux affects quand ils sont exposés par le narrateur. L’exercice individuel de l’écriture se fonde sur une énonciation collective de l’histoire, un équilibre entre objectivité du récit de la migration et subjectivité de la mise en récit. Si les moments de détermination de la méthode de l’écriture biographique sont identifiables, le contexte de « prise d’écriture » (Dumas 2020, 13) est flou. Ainsi, je ne sais pas où Monica, Caleb et Blaise ont écrit et s’ils ont écrit seuls ou non. Je ne le saurai jamais. S’il n’est pas possible d’affirmer que Monica a orienté les propos de ses deux fils de manière délibérée, c’est en tout cas fort probable : elle s’est lancée la première dans l’écriture, poussée par son avocat ; et ses deux fils ne manient pas la langue française aussi bien qu’elle. Je note d’ailleurs avec surprise que Blaise, qui ne s’estimait pas bon en français, a préféré l’écriture à la parole, un exercice a priori bien plus difficile18. Les fils n’ont pas relaté leur histoire devant les agent·e·s du Bureau des Réfugiés et sont donc certainement moins sensibilisés aux procédés narratifs de construction du récit de la migration.

L’exposition différentielle des souffrances individuelles entre les trois récits tend à montrer que la mère et les fils ne sont pas pris·e·s de la même manière dans les savoirs de la demande d’asile. L’occultation de l’expérience subjective de la violence dans le récit des garçons peut se comprendre par le caractère scolaire de la prise d’écriture, peut-être vu comme un exercice nécessitant une certaine distance émotionnelle. À l’inverse, l’insertion de Monica dans plusieurs structures d’encadrement, religieuses (les églises), judiciaires (l’InterAid) et associatives (l’ACTV), a pu contribuer à l’apprentissage de l’expression des souffrances personnelles. Pour autant, Caleb et Blaise sont nécessairement pris dans cette circulation des savoirs, une circulation diffuse dans le temps et dans l’espace. Depuis la fin des années 1970, les demandeur·euse·s d’asile congolais·e·s font l’objet d’une suspicion de fraude19 qui a pu sensibiliser les communautés aux procédés de l’asile dans les villes à l’est du Congo, mais aussi à Kinshasa. À Kampala, des dispositifs spécifiques (églises, groupes de parole) renseignent les demandeur·se·s sur les stratégies discursives à adopter et les accompagnent dans la formulation de leurs récits. Les « faiseurs d’histoire »20 – souvent d’anciens traducteurs du Bureau des Réfugiés – et les pasteurs encadrent des répétitions collectives du récit en famille, pour contrer d’éventuelles dissonances entre les membres d’un groupe demandant un statut commun21 – les programmes de réinstallation dans un pays tiers ne séparant a priori pas les familles.

L’existence des trois récits écrits recueillis s’inscrit donc dans des enjeux de maintien et de cohérence du récit migratoire, par la production d’une histoire familiale, unique. Cette construction vise au contrôle du système de l’asile. Mais pourquoi me donner des récits factuels, identiques ? Pourquoi une telle méfiance telle qu’elle m’inclut et n’accepte aucun écart ?

(Se) contrôler : les effets des récits écrits sur la relation ethnographique

C’est en prenant en compte la place que Monica, Caleb et Blaise m’ont attribuée au sein du système (Favret-Saada 1985) de l’asile que je comprends que ma présence empêche tout écart de leur récit biographique. Dès les débuts de l’enquête, Emmane m’avait présentée à Monica et ses deux fils comme une « chercheuse » enquêtant sur les conditions de vie des réfugiés à Kampala. Je n’ai compris que plus tard que le terme de « chercheuse » avait jeté un flou sur le cadre structurel et contextuel de ma recherche : je pouvais aussi bien être affiliée à un organisme humanitaire qu’à une université.

L’importance et les effets de cette ambiguïté ne peuvent se comprendre qu’en prenant en compte les procédés de catégorisation utilisés à Kampala. Bien que métisse, je suis avant tout catégorisée comme une muzungu, un terme swahili utilisé dans toute l’Afrique de l’Est et des Grands Lacs pour désigner les Européens. Dans l’environnement des enquêtés à Kampala – et même avant aux Kivu –, les Européens et plus généralement les étrangers blancs (Américains, etc.) travaillent presque toujours pour des organismes humanitaires et internationaux. Parce qu’Européenne, donc « blanche » et chercheuse, je suis tacitement associée aux institutions humanitaires, nombreuses dans un pays comme l’Ouganda, profondément marqué par la présence des réfugiés. L’établissement de relations fortes et durables avec Monica peut alors se comprendre, sans minimiser le développement d’affects bien réels ensuite, par la place que la famille m’attribue au sein de la bureaucratie de l’asile et des éléments qu’elle mobilise pour cela : mon pays de provenance, ma couleur de peau, ma langue.

L’identité de muzungu prime sur celle de métisse, mineure. Ces deux identités sont mobilisées de manière différentielle par les enquêtés. La première redonde dans les discussions, fabrique de la différence, réactive les hiérarchies et stratifications sociales entre « Blancs » et « Noirs » et marque une inégalité de traitement entre « moi » et « eux ». La seconde génère des comparaisons d’origines (l’Afrique) et de parcours, soutient une complicité affective et justifie, pour certains interlocuteur·rice·s ma présence à Kampala et mon intérêt pour l’Afrique (« Ton père est africain ! C’est pour ça que tu es intéressée par le sort de l’Afrique »22). Ces différentes places que j’occupe bougent en fonction des situations qui les modèlent, mais restent largement dominées par celle, surplombante, de la muzungu, agente des bureaux, une place que performe ma posture d’enquêtrice.

Nos positions façonnées et surdéterminées par le système administratif (moi enquêtrice, Monica demandeuse d’asile et donc potentielle fraudeuse) contraignent Monica et sa famille à la production constante de preuves sur les motifs de leur présence, et à la cohérence de leur récit migratoire partagé. Ce martèlement de la vérité, manifeste au moment de nier la relation de parenté qu’Esther revendique (« je te l’ai bien dit »), structure la relation ethnographique soumise à ce régime de la preuve. Ma visite chez Monica après son appel téléphonique correspond à une « épreuve » (Boltanski et Thévenot 1991) : la controverse suscitée par mon entrevue avec Esther pousse Monica à une vigilance permanente. Cette vigilance révèle la force des enjeux qu’elle affronte dans sa quête d’un statut. Ils reposent sur trois dimensions déterminées par la position d’agente qui m’est attribuée : validation, adhésion et justification. La relation ethnographique, parce qu’elle active le système administratif de l’asile, devient un espace de validation de l’expérience migratoire. Les moments de production des matériaux, particulièrement ceux qui engagent un dialogue entre enquêté·e·s et chercheuse (entretiens, récits de vie, discussions informelles) sont des situations surdéterminées par le registre de l’asile – celui de la vérité et de la preuve – et où se joue la possibilité d’une reconnaissance de son parcours par l’ethnographe. L’absence de ressources économiques, la perte d’une partie des réseaux de soutien et la difficulté d’obtention du statut nourrissent chez Monica et sa famille le sentiment que leur expérience de violence est niée. Les contraintes journalières que la famille rencontre s’expliquent, pour Monica, par une identité de « réfugié·e » inactive à Kampala : considéré·e·s comme de simples étranger·e·s par les Ougandais, pour qui est réfugié·e celui ou celle qui vit dans les camps23, ils·elles ne peuvent ni faire valoir leur expérience douloureuse, ni la mobiliser dans leur recherche de travail24. L’écoute et l’attention que je leur porte sont alors, de prime abord, une reconnaissance possible de leur expérience. Derrière la relation d’enquête, ce sont aussi les bureaux, ou tout du moins une partie des bureaux, qui valident cette expérience. En tant qu’enquêtrice, il est indispensable pour Monica que j’adhère à sa version migratoire, sans jamais en douter. Le récit collectif, fixé sur le papier, agit comme une vérité immuable qui renforce la cohérence du récit migratoire, en faisant obstruction à toute variation narrative. C’est une vérité, figée, officialisée car servie à l’enquêtrice, sur laquelle il est dangereux de revenir. Ce faisant, si ma présence ouvre un champ des possibles (validation, reconnaissance), elle s’avère simultanément menaçante : dans la cour des habitations, j’observe, j’interroge, j’épie. L’errance de l’anthropologue novice, en quête de ce trésor inatteignable qu’est la naturalité ethnographique, imprime un doute sur la véracité de la version migratoire de Monica. Mes questions sur d’éventuelles contradictions entre les discours sur leur quotidien et le déroulement de ce quotidien fragilisent la fixité biographique que Monica cherche à construire et m’assignent, de fait, un peu plus à la place d’« enquêtrice » humanitaire. Toute situation qui ébranle le récit biographique pousse Monica à la justification, en prenant pour base narrative des informations déjà délivrées et sur lesquelles elle ne peut pas revenir : « je te l’ai bien dit », ou encore « j’ai toujours raconté mon histoire de la même manière ». Les textes performent cet acte de foi et ressurgissent, à titre de preuve et de cohérence, dans nos conversations. Face à toute question qui pourrait dénaturer son récit et contrecarrer les objectifs qu’elle s’est assignés, Monica s’explique pour se rendre justice (Naepels 2006).

Ma stupeur le jour où Monica me fait venir chez elle pour me dire qu’Esther n’est pas sa sœur, « pas même sa cousine », s’explique par mon incompréhension de ce qui se jouait alors. Monica (demandeuse d’asile) cherche à contrer une double suspicion : la première, à l’égard d’Esther (dénonciatrice) qui vient contredire sa version biographique en revendiquant un lien de parenté alors que Monica m’a toujours dit n’avoir aucune famille en Ouganda en dehors de son mari et de ses fils ; la seconde, à mon endroit (enquêtrice), car je reste et demeure une informatrice potentielle des bureaux qui pourrait bloquer le dossier familial de demande de statut de réfugié. Je ne sais pas si Esther et Monica sont sœurs ou non, et la question importe peu. Esther est exclue de la famille restreinte – « elle n’est pas ma sœur » – et élargie – « elle n’est même pas ma cousine » – : elle n’est rien qui contredise le récit de Monica. À Kampala, la manipulation des liens de parenté constitue bien souvent une ressource25 qui permet de combler des manques divers : ces liens, construits et négociés dans la pratique, sont des connecteurs pour se brancher aux ressources économiques et affectives. Mais, dans le cadre d’un enjeu de vérité, celui du récit de la migration, de telles manipulations peuvent être néfastes : la revendication d’un lien de parenté par Esther fragilise la cohérence du récit que Monica s’attelle à construire. L’urgence ressentie par Monica de rectifier les propos qu’Esther avait tenus en son absence, de sorte qu’elle n’avait alors pu les contredire, révèle l’extrême vulnérabilité psychique et matérielle de la famille. Toute dissonance entre des informations la concernant, quelle que soit leur source, peut se muer en accusation de « dénaturer les faits concernant la composition de sa famille » (UNHCR 2018) et compromettre l’obtention du statut de réfugié·e et la perspective de réinstallation. Esther est un problème auquel Monica doit impérativement trouver une solution.

Conclusion

J’ai souhaité décrire dans cet article une situation d’inquiétude ethnographique, en exposant les étapes de réflexion qui m’ont permis de comprendre ce qu’il s’est joué dans cette situation pour l’une de mes interlocutrices d’enquête. C’est en portant attention à mes doutes, mes réorientations et mes impasses, engendrées par la rencontre ethnographique (Rabinow 1997), qu’il m’a été possible d’interroger les réponses de Monica face aux perturbations de son quotidien et donner ainsi sens aux interprétations faites (Céfaï 2001). Dans ce cas précis, la description des réponses provoquées par ma présence soulève un questionnement, celui de l’implication méthodologique de mon expérience d’enquêtrice. Plutôt que l’imposition d’un appareillage méthodologique fixé à l’avance, l’élaboration de nouvelles méthodes, dans le vif de la rencontre, selon des logiques de genre et d’âge et adaptée à l’expérience subjective des interlocuteur·rice·s, me semble intéressante. Ici, l’abandon de l’entretien au profit du récit autobiographique, puis l’appropriation de cet exercice d’écriture par les enquêté·e·s en récit migratoire à vocation fixe et univoque, permet de mettre en lumière les dynamiques de cohérence du récit migratoire au sein d’une famille. La diversification des méthodes ethnographiques et des modalités de communication apparaît alors comme un enjeu éthique et méthodologique : éthique, parce qu’elle laisse aux interlocuteur·rice·s un choix de définition de la situation ; méthodologique, parce qu’elle renseigne sur leur expérience.

1 Les noms des interlocuteur·rice·s ont été modifiés.

2 Discussion avec Monica, chez elle, le 15 octobre 2018.

3 Jusqu’en 2019, l’InterAid était le partenaire officiel du UNHCR, implanté à Kampala.

4 Cette expression est due à Didier Fassin (2015, 12). « L’analyse critique de la situation ethnographique – en tant que scène historique où se joue

5 À Kampala, les habitations dans les bidonvilles se divisent en deux types majeurs : les bazigo (muzigo au singulier) des maisons mitoyennes, et les

6 Actuellement (en 2021), il est particulièrement difficile pour les réfugié·e·s de faire une demande de statut depuis Kampala. En raison du gel des

7 Voir Agier (2008) : les trois solutions proposées par le HCR aux réfugié·e·s sont le rapatriement dans le pays d’origine, l’installation dans le

8 L’ACTV (African Centre for Treatment and Rehabilitation of Torture Victims) est une association à Kampala en charge des victimes de violences

9 La « naturalité ethnographique » désigne une position méthodologique visant à effacer la présence du·de la chercheur·e sur le terrain pour accéder

10 Sur l’injonction coercitive et subjectivante à se raconter, voir Grard 2012 ; Fassin 2004, Foucault 1972 ; 1975 ; Hahn 1986.

11 Les boda-boda sont les moto-taxis.

12 Dans le processus de demande d’asile, la demande de statut de réfugié·e peut se faire en famille. Dans ce cas précis, les mineur·e·s n’ont pas à s

13 Le terme Nyatura (« frapper fort » en kinyarwanda) désigne des groupes armés hutus congolais, reformés après la rébellion du M23 – une rébellion

14 Entre la première et la seconde enquête, Monica a réussi à mettre en place un petit commerce de patates douces et de bananes plantains. Sa cuisine

15 Les textes ont été retranscrits fidèlement, erreurs orthographiques, typographiques, de conjugaison et d’accord incluses. Des informations de noms

16 En Ouganda, le système de l’asile est encadré par la Convention de Genève et celle de l’OUA (Organisation de l’unité africaine, voir : https://www

17 Discussion avec Monica, le 17 octobre, dans sa cuisine avec une voisine congolaise.

18 Je remercie Martin Ruelle pour avoir souligné avec justesse que l’expression orale peut être bien plus stigmatisante que l’expression écrite

19 Voir Akoka (2020). Dans les années 1970 et 1980, les demandeur·se·s d’asile zaïrois·es ont été exposé·e·s à un soupçon élevé de fraude (usage

20 Mes interlocuteur·rice·s congolais·es appellent « faiseurs d’histoire » les personnes en charge de la construction des récits de la migration

21 Ce travail encadré et répété sur le récit de la migration n’est pas spécifique à l’Ouganda. Sur ces questions, voir Halluin (2012) et Pete (2014).

22 Discussion avec Monica, le 17 octobre, dans sa cuisine avec une voisine congolaise, alors qu’elle me demandait si je n’étais pas marocaine.

23 Les interlocuteur·rice·s ougandais·es interrogé·e·s pendant l’enquête pensent en effet qu’il n’y a pas de réfugié·e·s à Kampala et, bien que la

24 Le chômage est généralisé à Kampala, sans distinction nationale. L’obtention d’un statut, s’il marque la reconnaissance de l’expérience migratoire

25 Les effets de la violence (armée, familiale, économique) démantèlent les réseaux de solidarité et de soutien dans le déplacement et la migration.

Agier, Michel, et Anne-Virginie Madeira. 2017. Définir les réfugiés. Paris : Presses universitaires de France.

Akoka, Karen. 2020. L’asile et l’exil. Une histoire de la distinction réfugiés/migrants. Paris : La Découverte.

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1 Les noms des interlocuteur·rice·s ont été modifiés.

2 Discussion avec Monica, chez elle, le 15 octobre 2018.

3 Jusqu’en 2019, l’InterAid était le partenaire officiel du UNHCR, implanté à Kampala.

4 Cette expression est due à Didier Fassin (2015, 12). « L’analyse critique de la situation ethnographique – en tant que scène historique où se joue la rencontre entre l’anthropologue et ses interlocuteur·rice·s – et de la relation ethnographique – en tant que rapport inégal qui se noue entre l’enquêteur et les enquêté·e·s – est pour nous la condition de possibilité d’un savoir anthropologique ou sociologique » (ibid., 9).

5 À Kampala, les habitations dans les bidonvilles se divisent en deux types majeurs : les bazigo (muzigo au singulier) des maisons mitoyennes, et les vibanja (kibanja au singulier), des maisonnettes en adobe et en toit de tôle.

6 Actuellement (en 2021), il est particulièrement difficile pour les réfugié·e·s de faire une demande de statut depuis Kampala. En raison du gel des procédures administratives à Kampala avec l’épidémie de Covid-19, la plupart des personnes doivent faire une demande de statut depuis le camp des réfugié·e·s, quitte à revenir après.

7 Voir Agier (2008) : les trois solutions proposées par le HCR aux réfugié·e·s sont le rapatriement dans le pays d’origine, l’installation dans le pays d’accueil ou la réinstallation dans un pays tiers. Dans le cadre des programmes de réinstallation visant les communautés congolaises en Ouganda, les pays de la réinstallation sont le Canada, l’Australie et la Suède.

8 L’ACTV (African Centre for Treatment and Rehabilitation of Torture Victims) est une association à Kampala en charge des victimes de violences sexuelles et genrées.

9 La « naturalité ethnographique » désigne une position méthodologique visant à effacer la présence du·de la chercheur·e sur le terrain pour accéder à une réalité sociale qui se déroulerait indépendamment de sa présence. Dans la mesure où les enquêté·e·s ne s’adapteraient plus à sa présence, le·la chercheur·e accéderait ainsi au « vrai » de la réalité sociale.

10 Sur l’injonction coercitive et subjectivante à se raconter, voir Grard 2012 ; Fassin 2004, Foucault 1972 ; 1975 ; Hahn 1986.

11 Les boda-boda sont les moto-taxis.

12 Dans le processus de demande d’asile, la demande de statut de réfugié·e peut se faire en famille. Dans ce cas précis, les mineur·e·s n’ont pas à s’exprimer devant les bureaux. Cependant, lorsque le statut de réfugié·e n’est pas encore émis au moment de la majorité des enfants (18 ans), ceux-ci doivent se mettre en récit.

13 Le terme Nyatura (« frapper fort » en kinyarwanda) désigne des groupes armés hutus congolais, reformés après la rébellion du M23 – une rébellion menée par des officiers essentiellement tutsis du Conseil national pour la défense du peuple (CNDP), dont les intentions officielles étaient de protéger les Tutsi congolais à l’est de la RDC.

14 Entre la première et la seconde enquête, Monica a réussi à mettre en place un petit commerce de patates douces et de bananes plantains. Sa cuisine se situe à trois minutes à pied de la kibanja, de l’autre côté de la rue.

15 Les textes ont été retranscrits fidèlement, erreurs orthographiques, typographiques, de conjugaison et d’accord incluses. Des informations de noms, lieux, dates, ont été ici oblitérées pour assurer l’anonymat des interlocuteur·rice·s.

16 En Ouganda, le système de l’asile est encadré par la Convention de Genève et celle de l’OUA (Organisation de l’unité africaine, voir : https://www.unhcr.org/fr/about-us/background/4b14f4a96/convention-loua-regissant-aspects-propres-problemes-refugies-afrique-adopte.html [archive]). La Convention de Genève a valeur internationale, tandis que la Convention de l’OUA n’est valable que sur le continent africain. L’OUA propose une définition plus englobante de la définition de réfugié (l’appartenance à une certaine région d’origine) quand la Convention de Genève nécessite de prouver sa persécution, sur le plan individuel et personnel. Dans le cadre d’une réinstallation (qui est l’objectif de Monica), il lui est nécessaire d’obtenir un statut accordé par Genève car les pays occidentaux accordent un statut sur une base individuelle.

17 Discussion avec Monica, le 17 octobre, dans sa cuisine avec une voisine congolaise.

18 Je remercie Martin Ruelle pour avoir souligné avec justesse que l’expression orale peut être bien plus stigmatisante que l’expression écrite, notamment dans le cadre de l’écriture pouvant être interprétée comme un exercice scolaire.

19 Voir Akoka (2020). Dans les années 1970 et 1980, les demandeur·se·s d’asile zaïrois·es ont été exposé·e·s à un soupçon élevé de fraude (usage présumé de faux documents, de multiples identités, accusation de détournement de la procédure d’asile) au statut. En 1981, la découverte et la médiatisation en France par l’OFPRA de ce qu’il appelle les « fraudes zaïroises » entraîne le rejet de plus de 50 % des demandes d’asile africaines.

20 Mes interlocuteur·rice·s congolais·es appellent « faiseurs d’histoire » les personnes en charge de la construction des récits de la migration, pour les faire correspondre aux attentes des bureaux dans le but d’obtenir un statut de réfugié·e et une réinstallation.

21 Ce travail encadré et répété sur le récit de la migration n’est pas spécifique à l’Ouganda. Sur ces questions, voir Halluin (2012) et Pete (2014).

22 Discussion avec Monica, le 17 octobre, dans sa cuisine avec une voisine congolaise, alors qu’elle me demandait si je n’étais pas marocaine.

23 Les interlocuteur·rice·s ougandais·es interrogé·e·s pendant l’enquête pensent en effet qu’il n’y a pas de réfugié·e·s à Kampala et, bien que la presse locale (New Vision, Daily Monitor) traite quotidiennement des réfugié·e·s, ces dernier·e·s sont uniquement installé·e·s dans les camps.

24 Le chômage est généralisé à Kampala, sans distinction nationale. L’obtention d’un statut, s’il marque la reconnaissance de l’expérience migratoire, n’est pas un critère d’emploi, bien que mes interlocuteur·rice·s puissent interpréter leurs difficultés à trouver du travail par l’absence de ce statut.

25 Les effets de la violence (armée, familiale, économique) démantèlent les réseaux de solidarité et de soutien dans le déplacement et la migration. Face à ces formes de désaffiliation, des logiques d’accumulation et de manipulation de la parenté s’observent : construits, et négociés dans la pratique, les liens de parenté deviennent des connecteurs pour se brancher aux ressources économiques et affectives. Ces liens, plus ou moins intenses et continus, sont mobilisés par les acteur·rice·s en fonction de leurs besoins quotidiens ou ponctuelles et de leur visée (affective, économique). Ces constructions de la famille et de la parenté, si elles ne sont pas propres à l’exil, permettent de composer avec la violence de la migration et de l’exil et de contrôler son environnement.

Aude Franklin

Centre d’étude des mouvements sociaux (CEMS), École des hautes études en sciences sociales.
https://orcid.org/0000-0003-2802-4277